VOLUME 12, NUMÉRO 2, 2015

La fabrique de l’action enseignante

Présentation du numéro éditorial

éditorial de Catherine CarloCatherine Muller

 

Les savoirs d’action qui sont à l’arrière-plan de l’agir des enseignants et les discours réflexifs que ceux-ci tiennent sur leurs pratiques pédagogiques sont l’objet d’interrogations récurrentes en didactique, et en didactique des langues en particulier (par exemple Bigot & Cadet, 2011). La question de l’agir professoral (Cicurel, 2011) a d’abord renvoyé à une interrogation sur la planification élaborée (objectifs, préconisations des manuels, usage projeté des supports, programmes, etc.) et sur sa négociation en situation d’interaction avec les apprenants. Elle a ensuite porté sur la dynamique selon laquelle les enseignants articulaient théories de référence, expériences passées et buts pédagogiques. Sous l’influence des travaux portant notamment sur l’analyse du travail (Leplat, 1997 ; Clot, 1999 ; Pastré, 2002), elle prend désormais en compte le recours à des dispositifs diversifiés d’explicitation des pratiques professionnelles, points de vue, représentations, à travers lesquels l’enseignant construit dans l’interaction son discours. Elle intègre également la variabilité des corpus sollicités pour éclairer des conduites professionnelles et leurs soubassements. La présente livraison fait la part belle à la réflexivité, qui a pris ces dernières années une place grandissante dans le champ, et s’efforce de présenter différentes entrées dont se saisissent les enseignants et les didacticiens pour comprendre comment se constitue, au fil de l’exercice du métier, l’identité professionnelle des enseignants de langue.
En portant leur attention sur la fabrique de l’action enseignante, c’est-à-dire sur la transformation de l’agir spontané en situation de classe, en actions sélectionnées et intégrées à un éventail de conduites professionnelles, les contributeurs de ce numéro font le pari qu’il est possible d’accéder, au moins indirectement, à l’univers mental des enseignants. Il s’agit ici d’explorer les enjeux et les apports à la didactique des langues du courant dit de la « pensée enseignante » (Tochon, 2000). En amont de la description de l’agir professoral, sont d’abord abordées des questions épistémologiques et méthodologiques concernant le recueil et l’analyse de discours réflexifs d’enseignants.
Une décennie de recherches convergentes permet aux auteurs de développer une perspective partagée et les articles de L. Cadet & C. Carlo, E. Champseix, L. Nicolas, J. Aguilar, A. Alletru, F. Cicurel, et F. Ishikawa font écho les uns aux autres. L. Cadet & C. Carlo se penchent sur la question des fondements et de l’usage des corpus réunis dans le champ et montrent comment la notion d’éthique, revisitée par des recherches récentes en sciences de l’éducation, permet de guider la réflexion sur les conditions de constitution et de traitement des corpus mais aussi la réflexion sur les conditions de leur restitution aux acteurs sollicités. E. Champseix s’interroge sur la nature des discours de verbalisation tenus par les enseignants en montrant les écueils qui risquent d’entraver une démarche formative et une exploration de l’agir professoral, tandis que L. Nicolas examine l’intérêt pour la recherche en didactique de la complémentarité des deux types de dispositifs, entretien d’auto-confrontation et entretien d’explication (Vermersch, 1994), fréquemment utilisés pour faire émerger la réflexivité des enseignants. A. Alletru propose quant à elle de susciter chez les enseignants, plutôt que des discours réflexifs, des descriptions de l’expérience. À travers l’analyse d’entretiens d’auto-confrontation menés avec des professeurs des écoles débutants, elle met en évidence l’intérêt d’un tel matériau de recherche dans la saisie de l’action enseignante. Quand il revient sur son action, l’enseignant est amené à proposer des interprétations, analysables sous différents angles. J. Aguilar axe son article sur l’intérêt d’une étude discursive des entretiens, fondée sur les modalités épistémiques, afin de mieux comprendre l’agir professoral. Lorsqu’on s’attelle à la description de l’action apparaît la question nodale de la rationalisation après-coup de l’agir, qui émerge dans la situation interactive d’entretien. F.
Cicurel se penche sur la pensée rétroactive des enseignants. Elle montre comment, dans le discours qui pense l’action après son achèvement, sont construites et sélectionnées des normes de l’activité pédagogique de l’enseignant de langue, comment la langue est principalement envisagée comme une matière à acquérir et non per se. F. Ishikawa, dont la réflexion est proche, met l’accent sur le caractère hybride du discours tenu en entretien d’auto-confrontation, pensée sur l’action tout autant que pensée en action. La contribution d’E. Dominguez & V. Rivière s’attache, quant à elle, à une activité spécifique : la formulation de consignes. Elle confronte enregistrements de séances de classe et propos recueillis au cours d’entretiens pour examiner la polyfocalisation des consignes et met au jour l’importance du regard dans ses fonctions d’expression, de régulation et de contrôle de cette activité complexe. Dans une approche similaire, B.
Azaoui étudie la compétence mimogestuelle de professeurs de français langue première et seconde en s’appuyant sur des films de classe et des séances d’auto-confrontation. Les gestes, les regards, les expressions faciales sont considérés comme autant de ressources multimodales mises à contribution par les enseignants et leur permettant de s’adresser de façon simultanée à différents apprenants. La question des supports est ensuite largement appréhendée dans les articles de M. Bento, L. Le Ferrec & M. Leclère et C. Muller qui se demandent dans quelle mesure la nature et le(s) contenu(s) des ressources matérielles nouvelles dont dispose l’enseignant pour mener à bien sa tâche ont une incidence sur la manière dont il se représente son action.
M. Bento s’appuie sur des entretiens semi-directifs menés avec des enseignants de FLE novices et chevronnés pour étudier les différents facteurs influençant l’utilisation des manuels. Elle met en évidence l’importance des contraintes institutionnelles, sociales, mais également des conceptions de l’enseignement/apprentissage, dans les pratiques enseignantes liées à l’usage de ces ressources. L. Le Ferrec & M. Leclère s’intéressent à la place des supports dans l’action planifiée et dans l’action émergente en contexte, ainsi qu’à la compétence de gestion de l’environnement pédagogique que le maniement anticipé ou non des supports permet de développer.
C. Muller pose la question de l’agir professoral dans un dispositif de télécollaboration, situation pédagogique encore peu balisée et fondée sur des outils numériques ; elle montre comment des tuteurs en ligne, novices en la matière, construisent progressivement des routines en s’appuyant sur des modèles qu’ils ont intériorisés dans d’autres contextes. Cette distinction entre l’agir professoral chez les enseignants chevronnés et chez les novices, qui s’est imposée au fil des recherches, est au cœur des articles de L. Xue et V. Laurens. L. Xue envisage dans une perspective diachronique le répertoire d’enseignants novices ; son article met en évidence la façon dont les pratiques professionnelles se constituent et évoluent. V.
Laurens montre en quoi la situation d’auto-confrontation peut s’avérer formatrice et contribuer à l’accroissement des savoir-faire d’enseignants débutants. Les discours ainsi suscités présentent un intérêt manifeste pour les praticiens dont on a observé l’action et sans doute – mais c’est un débat à engager – pour les enseignants en formation confrontés à de tels discours réflexifs. Les différents articles, interrogeant à la fois résultats de recherches et approches méthodologiques, contribuent ainsi tous à une compréhension des fondements de l’agir professoral. C’est à travers un travail de terrain fondé sur une observation ethnographique des pratiques (Cambra, Giné, 2003) mais également à travers des entretiens menés dans la durée entre praticien et chercheur qu’il est possible d’accéder à la construction du répertoire didactique et partant, à cette « fabrique de l’action enseignante ». On le voit, la perspective proposée dans le numéro plaide pour une didactique dans laquelle les enseignants, vecteurs principaux de transmission de savoirs, deviennent source d’interrogations nouvelles et de construction de connaissances.

Les articles de ce numéro