Volume 11, NUMÉRO 2, 2014

Présentation du numéro et éditorial

de Marie-Françoise Narcy-CombesMarie Salaün
Mis en ligne : 5 janvier 2015

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Présentation du numéro

Narcy-Combes & Salaun, Editorial

Les reconfigurations actuelles du capitalisme confèrent au plurilinguisme un rôle de plus en plus important dans un contexte de délocalisation des lieux du pouvoir économique qui impose de reconsidérer les rapports des langues entre elles. L’émergence de la notion de « compétence plurilingue et pluriculturelle », et l’augmentation de sa valeur d’échange sur le marché du travail, invitent à repenser profondément les cadres d’analyse et à réfléchir à de nouveau enjeux pour la formation.

Les rapprochements entre faits de langues et économie opérés par les chercheurs depuis une trentaine d’années ont été d’une grande portée heuristique. Chez Pierre Bourdieu (1982), la sociologie du langage naît d’une dénonciation de la conception chomskyenne de la langue, et le recours à la métaphore économique permet de refuser l’abstraction inhérente au concept de compétence quand ce concept – et c’était tout à fait le cas chez Chosmky – autonomise une capacité de production proprement linguistique qui n’inclut pas « la compétence permettant d’utiliser adéquatement la compétence » : « Relation de communication entre un émetteur et un récepteur, fondée sur le chiffrement et le déchiffrement, donc sur la mise en œuvre d’un code, ou d’une compétence génératrice, l’échange linguistique est aussi un échange économique, qui s’établit dans un certain rapport de forces symbolique entre un producteur, pourvu d’un certain capital linguistique, et un consommateur (ou un marché) et qui est propre à procurer un certain profit matériel ou symbolique. » (p. 59)

Si ce modèle s’inscrivait dans une sociologie critique d’une certaine linguistique, le recours aux métaphores économiques ne constituait pas alors une mise en garde contre des formes de collusion entre idéologies linguistiques dominantes et développement d’une économie globalisée néolibérale. Cela viendra plus tard, le dernier avatar de cette critique étant l’ouvrage très controversé de Bruno Maurer (2011), qui, dans son chapitre 2 « De quoi l’éducation plurilingue et interculturelle est-elle le nom ? Production et diffusion d’une idéologie » interroge la collusion entre la défense du plurilinguisme des citoyens européens et le renoncement au « politique » comme mode de gouvernance, à la faveur d’une régulation par et pour les marchés : « aucun régime politique n’a sans doute affirmé avec autant de force que l’Europe l’importance du plurilinguisme de ses citoyens… d’un autre côté, si les programmes de l’éducation plurilingue se réalisent, jamais peut-être on n’aura si peu enseigné les langues elles-mêmes. Comment en est-on arrivé là ? » (p. 149)

C’est aussi dans cet esprit critique qu’on lira l’introduction au numéro de Langage et Société (2011/2) coordonné par Alexandre Duchêne et Cécile Canut, texte intitulé « Intrumentalisations politiques et économiques des langues : le plurilinguisme en question », qui propose de prendre acte de la nouvelle configuration économique dans laquelle s’inscrit la valorisation du plurilinguisme, celle des nouvelles économies mondialisées, et de son corollaire, la marchandisation des compétences linguistiques. Ils notent que « La valeur économique du plurilinguisme entraîne des changements tant dans l’appréhension de l’objet langue par les politiques au niveau global que dans les imaginaires linguistiques au sein des configurations locales. Loin d’être une déconstruction de la notion de langue, nous postulons que cette valorisation vient au contraire renforcer le mouvement général d’essentialisation des langues tel qu’il a été entamé, selon les lieux, entre le XVIe et le XIXe siècle. Plus qu’une rupture, les idéologies du plurilinguisme, telles qu’elles émergent actuellement, constituent finalement la suite logique d’une appréhension du langage coupée de sa dimension première, son hétérogénéité constitutive. Elle vient conforter une compartimentation déterministe des sociétés et des cultures. » (p. 6)

Si plus ça change, plus c’est la même chose, il n’en reste pas moins qu’il nous semble qu’on peut identifier une nouvelle donne, caractérisée par :

1/ la prédominance d’un discours officiellement favorable au plurilinguisme dans les instances internationales, supra ou paraétatiques (de la Division des politiques linguistiques du Conseil de l’Europe, à la Banque mondiale, en passant par la Délégation générale à la langue française et aux langues de France du Ministère de la Culture français…) ;

2/ l’obsolescence du modèle du « tout anglais » en vigueur dans des années 1980 ;

3/ une reconnaissance par la sphère marchande, l’économie privée, les entreprises, de l’importance de la promotion de la diversité linguistique et culturelle comme facteur de profit.

Les justifications de la promotion du plurilinguisme vont dès lors se situer sur des niveaux extrêmement hétérogènes :
- éthique : comment construire une citoyenneté plurielle, respectueuse de la différence ?
- politique : comment favoriser la compréhension entre des communautés linguistiques appelées à être de plus en plus au contact les unes des autres dans des espaces politiques et économiques intégrés ?
- économique : si les langues sont des instruments de la productivité économique (Heller & Boutet 2006), si les langues font vendre, si les langues rapportent… que rapportent-elles et à qui rapportent-elles ? (Canut & Duchêne, 2011).

Les études se multiplient pour démontrer que l’anglais ne suffit plus à assurer la communication entre les partenaires internationaux. En 2006, le rapport ELAN (The National Center for Languages, 2006), complété en 2007 par le rapport Davignon (Commission européenne, 2007) qui confirme ces résultats, a révélé que ne pas maitriser un panel de langues suffisant faisait perdre des marchés aux entreprises. Des projets comme le projet Dynamique des langues et gestion de la diversité (DYLAN 2006-2011) et le projet CELAN (le Réseau pour la promotion des stratégies linguistiques pour la Compétitivité et l’Emploi) qui a débuté en 2011 et vise à étudier les besoins linguistiques et langagiers des entreprises, attestent de l’intérêt porté par la communauté des chercheurs pour ce sujet. Un intérêt qui pourrait bien avoir initié une révolution silencieuse au sein des entreprises européennes en tête desquelles on trouve les entreprises suisses et suédoises. L’Alsace-Lorraine, la Catalogne offrent des exemples de réalisations tandis que la Grande-Bretagne, qui s’inquiète du désintérêt de ses ressortissants pour l’apprentissage des langues, témoigne des risques que ce rejet fait courir à l’économie britannique. La diversité linguistique et culturelle dans des entreprises est encouragée, voire valorisée.

On assiste ainsi au développement d’un nouvel « univers de croyances » où le développement des compétences plurilingues permettrait une meilleure compréhension de l’Autre, et renforcerait la créativité et les liens entre les humains. Ceci prend du sens sur le plan économique et commercial en permettant de produire et de diffuser plus facilement des produits qui correspondent davantage au public ciblé. En conséquence, les salaires sont plus élevés lorsqu’un employé ou un cadre est capable d’utiliser plusieurs langues dans le cadre de son travail, bien que d’autres demeurent encore fidèle à l’option d’une langue de travail internationale (Grin et al., 2010).

Dans le Guide pour l’élaboration des politiques linguistiques éducatives en Europe (2007), dont le sous-titre « De la diversité linguistique à l’éducation plurilingue » illustre bien l’intention de notre propos et de nos interrogations, Jean-Claude Beacco et Michael Byram appellent à s’interroger sur les enjeux de l’éducation au plurilinguisme comme valeur et comme compétence, et ce à toutes les étapes de la vie des personnes et dans tous les contextes, y compris dans des contextes hors institutions nationales tels que les entreprises, les associations, les écoles privées de langues (p. 120).

Faisant suite à une journée d’étude organisée dans le cadre du Contrat de plan Etat-Région des Pays-de-la-Loire à l’Université de Nantes en novembre 2013, ce numéro se propose de contribuer à la réflexion commune sur les enjeux socioculturels, politiques et économiques du plurilinguisme et sur les pistes didactiques pour la formation des futurs cadres, et en amont, pour la formation de formateurs capables de prendre en compte ces nouvelles données.

Deux articles font état d’une expérience en entreprise pour proposer un état des lieux et une analyse des situations plurilingues et pluriculturelles observées et aboutissent à des recommandations concernant la prise en compte de ces facteurs dans les formations en langues en entreprise. Pia Stalder s’appuie sur une anecdote en 4 actes pour illustrer les enjeux de la gestion des diversités linguistiques et culturelles pour la communication en entreprise. Ses observations des pratiques et des rôles joués par les différents acteurs dans l’entreprise la conduisent à proposer des pistes pour les formations en langue de façon à permettre aux entreprises de se donner les moyens pour jouer leur rôle sur la scène internationale. De son côté, Eve Lejot examine les relations de pouvoir et de domination qu’entretiennent les langues entre elles en milieu plurilingue dans deux multinationales qui utilisent l’anglais comme langue véhiculaire, ont un site à Hambourg en Allemagne et leurs sièges sociaux respectifs en France. Les pratiques de formation en langues au sein de ces entreprises restent cloisonnées et de ce fait inadaptées aux pratiques langagières réelles des entreprises. Elle propose des pistes pour une didactique du plurilinguisme en entreprise.

Deux autres articles se penchent sur l’existence ou la possibilité de développement de compétences aujourd’hui ignorées par les entreprises et qui pourtant représentent une richesse linguistique et culturelle potentielle qu’elles auraient tout intérêt à prendre en compte. Le texte d’Anna Morel-Lab s’intéresse à l’émergence d’un plurilinguisme « au travail », favorisé par l’internationalisation des modes de production dans le contexte d’un plurilinguisme postcolonial en Nouvelle-Calédonie. Elle montre comment le contexte plurilingue d’origine a permis à ceux qu’elle appelle « des passeurs de langues » de développer des compétences plurielles transférables à d’autres contextes, ici le monde plurilingue du travail. Mais cette compétence, contrairement à la maîtrise de l’anglais, n’est pas reconnue à sa juste valeur car elle est considérée comme non productive. Celui de Jette Milberg Petersen s’interroge sur la possibilité de favoriser le développement d’une compétence d’intercompréhension en communication écrite dans le cadre d’une grande entreprise grâce à l’utilisation des réseaux sociaux dédiés.

Enfin, Enrica Bracchi et Carolina Simoncini se situent en amont des sujets abordés dans les textes précédents, dans le domaine de la formation initiale des futurs acteurs des entreprises internationales. A partir des différences linguistiques et culturelles identifiées dans les documents juridiques que ces dernières utilisent, elles proposent une approche contrastive et plurilingue des contrats de travail français et italiens dans le but d’identifier les différences sur le plan de la langue-culture de façon à faciliter les échanges entre les pays grâce à une meilleure compréhension des différences.

Auteur(s) de l’article

Marie-Françoise Narcy-Combes

Université de Nantes, France

Marie-Françoise Narcy-Combes est aujourd’hui Professeure des Universités Émérite. Elle a dirigé la filière LEA et les Master Didactique des Langues et des Cultures à l’Université de Nantes. Ses thématiques de recherche privilégiées en didactique des langues conduisent sa réflexion vers les construits de Contexte(s) et Contenus, de Dispositifs et Tâches, de Multilittératies (TICEL) et de Plurilinguisme. Elle se positionne dans l’intervention et la recherche-action.

Courriel : marie-francoise.narcy-combes@univ-nantes.fr

Adresse : CRINI (Centre de Recherches sur les Identités Nationales et l’Interculturalité) – Université de Nantes – Faculté de Langues et Cultures Étrangères – Chemin de la Censive du Tertre – BP 81227 – 44312 Nantes cedex, France.

Marie Salaün

Université de Nantes, France

Marie Salaün est Docteure en sociologie (EHESS/ENS Ulm, 2000) et habilitée à diriger des recherches en sciences de l’éducation (2010) ; elle a enseigné les sciences économiques et sociales en lycée en tant qu’agrégée pendant 10 ans, avant d’être recrutée comme maître de conférences à Paris Descartes (2002), puis comme professeure à Nantes (2012).Ses champs de recherche concernent l’anthropologie de l’éducation, l’histoire de l’éducation et la sociolinguistique et l’anthropologie linguistique appliquées au champ scolaire.

Courriel : marie.salaun@univ-nantes.fr

Adresse : Université de Nantes UFR Lettres et Langage – Département des sciences de l’éducation Centre de Recherche en Éducation de Nantes (CREN) Chemin de la Censive du Tertre BP 81227 44312 Nantes cedex 3

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